V
LA MARQUE DU COURAGE
— Il fait un peu plus clair, monsieur.
Bolitho se tenait près de la roue immobile, les yeux fatigués d’observer l’eau autour de la goélette à l’ancre.
Sparke se contenta d’un grognement en guise de réponse, sans cesser de mastiquer un bout de fromage.
La tension était palpable, encore augmentée par les bruits divers de la mer ou de la coque. Ils subissaient un courant bizarre, assez violent, et le Faithful rappelait alternativement sur son mouillage, venant parfois presque à pic. Si la marée se renversait brutalement – et les instructions nautiques étaient peu fiables –, ils risquaient de s’empaler sur un rocher sans crier gare.
Autre changement : toute trace de discipline avait disparu. Les uniformes et les vareuses bleu marine des boscos avaient été cachés, les marins traînaient nonchalamment près des pavois sans trop se soucier de leurs officiers.
Quant aux fusiliers, entassés comme harengs en caque, ils étaient toujours confinés en bas dans la soute, dans l’attente d’un ordre qui ne viendrait peut-être jamais.
— Regardez ce cotre, observa placidement Sparke, cela ferait un joli commandement, un bon début dans la vie pour un officier qui aurait un peu d’ambition.
Et il ajouta, en se coupant un nouveau morceau de fromage :
— De toute façon, il passerait au tribunal des prises, mais ensuite…
Bolitho regardait ailleurs, un poisson sautait. Il ne fallait surtout pas penser à ce qui allait se passer après. Pour Sparke, tout cela signifiait presque à coup sûr une promotion, peut-être même un commandement, par exemple celui de cette goélette. C’était évident.
Après tout, pourquoi pas ? Bolitho essaya de chasser cette jalousie qui le prenait. S’il échappait à la mort ou à une blessure, lui-même se retrouverait sur le Trojan, noyé dans la foule. Il frissonna en pensant soudain à Quinn, tel qu’il l’avait vu la dernière fois. C’était peut-être à cause de sa propre blessure. Il la toucha doucement, précautionneusement, comme si la douleur allait resurgir. Mais tout cela se passait dans sa tête, le spectacle de Quinn lui avait simplement fait retrouver cette sensation, comme si les mauvais démons revenaient à l’assaut à chaque nouveau combat.
Pour des gens encore très jeunes, comme Couzens ou l’aspirant Forbes, ce genre de spectacle était insoutenable, mais on avait toujours le sentiment que la mort ou les souffrances n’arrivaient qu’aux autres. Bolitho, lui, savait désormais qu’il en allait autrement.
Stockdale arrivait, de sa grosse démarche lourde, la tête penchée comme s’il était plongé dans de profondes pensées, les mains derrière le dos. Avec son grand manteau bleu, il ressemblait à s’y méprendre à un vrai capitaine, et particulièrement à un capitaine corsaire.
Il y eut un bruit de métal et Sparke ordonna :
— Prenez le nom de cet homme ! J’exige un silence absolu sur le pont !
Bolitho leva les yeux, essayant de distinguer la tête du grand mât et la flamme. Le vent avait légèrement tourné au cours de la nuit et était pratiquement plein sud. Si le cotre avait eu l’intention de les contourner dans l’espoir de les attaquer à la première lueur, sa tâche en serait d’autant plus difficile et lui demanderait beaucoup plus de temps.
Il y avait une autre silhouette près de la roue, celle de Moffitt. Originaire du Devon, il était arrivé en Amérique tout jeune avec son père qui s’était installé dans le New-Hampshire. Lorsque la révolution avait pris corps, le père de Moffitt s’était retrouvé du mauvais côté. Fiché comme loyaliste, il s’était enfui avec sa famille à Halifax, et la ferme à laquelle il avait consacré tant d’efforts avait été prise par l’ennemi. Lors de ces événements, Moffitt était absent et il avait été contraint d’embarquer comme matelot à bord d’un navire des insurgents : l’un des premiers corsaires à avoir pris la mer de Newburyport.
Ils n’avaient pas exercé très longtemps leurs activités. Pris en chasse par une frégate anglaise, le corsaire avait été capturé. Pour l’équipage, cela signifiait la prison, mais Moffitt avait eu la chance de pouvoir changer de bord une fois de plus, trouvant ainsi l’occasion de se venger de ceux qui avaient ruiné son père.
Et maintenant, il attendait près de la roue, prêt à jouer son rôle.
Bolitho entendit le bruit de la pluie qui avançait sur l’eau dans l’obscurité. Ils furent bientôt trempés sous une vraie douche qui arrosait le pont et les voiles carguées. Bolitho frissonnait, il devait se frotter vigoureusement les mains pour leur éviter de geler. Le supplice de l’expectative s’ajoutait à l’inconfort : la montée du jour n’était pas pour tout de suite, il leur faudrait encore pas mal de temps avant d’apprendre ce qui les attendait. Sans lumière, ils n’avaient aucune chance de voir ceux qui arrivaient pour les capturer. La côte était truffée d’anses et d’embouchures grandes ou petites. Il était extrêmement facile d’y camoufler un bâtiment, pourvu que l’on ne redoutât pas trop de se retrouver au sec à marée basse.
On devinait cependant cette côte, ligne noire au-dessus des brisants. Elle finirait bien par apparaître totalement. Des Indiens, des animaux sauvages, c’étaient là les seuls occupants de ce pays couvert de bois et de buissons. Tout autour, pénétrant de temps à autre dans ce fouillis les deux armées manœuvraient, effectuaient quelques reconnaissances, se heurtaient parfois dans des combats féroces au fusil et à l’arme blanche.
Les marins avaient peut-être une vie épouvantable, mais Bolitho se dit qu’il la préférait encore à cela. Le matelot traîne sa maison avec lui, il en fait ce qu’il veut.
— Une embarcation, monsieur !
C’était Balleine qui avait mis sa main en coupe autour de l’oreille pour mieux déceler le bruit.
Sparke ne dit rien pendant un bon moment, si bien que Bolitho crut qu’il n’avait pas entendu. Mais il murmura soudain :
— Faites passer la consigne, parés pour la comédie. Je l’entends, ajouta-t-il tandis que Balleine se glissait sur le pont.
On percevait à présent le battement des avirons, une embarcation luttait contre le courant.
— Une petite embarcation, monsieur, fit Bolitho.
— Oui.
Le canot apparut brusquement sous leurs yeux, poussé vers les bossoirs comme une épave : un petit doris armé à la pêche, cinq hommes à bord. Exactement ce qu’ils avaient imaginé.
— Je doute fort qu’ils soient occupés à pêcher, nota Frowd ; pas par un temps pareil.
Contre toute attente, Sparke répondit avec une jovialité qu’on ne lui connaissait guère :
— Ils viennent simplement nous tâter, pour voir de qui il s’agit. Si nous étions un bâtiment du roi, ils auraient déjà pris une volée de balles, et un contrebandier leur aurait signifié de passer leur chemin. Je suis sûr qu’ils rôdent ici chaque nuit depuis une semaine ou deux, afin d’assurer leur coup. Mais je vais leur faire un petit cadeau dont ils se souviendront toute leur vie, conclut-il en souriant.
La consigne avait été passée et, recroquevillés pour lutter contre le froid, tous les marins attendaient calmement sous la pluie la suite des événements.
Les nuages balayaient le ciel, mais l’on distinguait maintenant les premières lueurs de l’aube : gris et bleu de la mer, vert sombre de la terre, blanc des crêtes et des tourbillons créés par le courant. Ce mouillage ressemblait à des milliers d’autres que Bolitho avait pratiqués depuis deux ans, mais il savait que plus loin, derrière la pointe, se trouvaient l’embouchure de la Delaware, des villes, des fermes, des familles isolées qui avaient bien d’autres chats à fouetter que de s’occuper de cette guerre.
Au début, Bolitho avait été tout excité de vivre les aventures de ses ancêtres. Avec le temps, son enthousiasme avait beaucoup baissé. Beaucoup de ceux qu’il combattait étaient des hommes comme lui, des gens venus de l’Ouest, du Kent, de Newcastle et des villes frontières, d’Ecosse ou du pays de Galles. Ils avaient choisi une nouvelle patrie, ils avaient tout risqué pour se créer une nouvelle existence. Et à cause d’une poignée de hauts personnages, de profonds malentendus, le malheur leur était tombé dessus avec la brutalité d’une hache.
Le nouveau gouvernement révolutionnaire s’était dressé contre le roi, et cela était déjà assez. Mais, si Bolitho essayait de réfléchir objectivement, il se disait qu’il eût préféré combattre des hommes ne parlant pas la même langue, voire le même patois que lui.
Une bande de mouettes qui tournait paresseusement autour des mâts finit par s’éloigner, à la recherche d’un gisement plus nourricier à l’intérieur des terres.
— Faites relever les vigies, ordonna Sparke, et assurez-vous que l’une des deux veille du côté du large.
Il paraissait plus maigre à la lumière. Sa chemise et son pantalon, plaqués au corps par la pluie, luisaient comme la peau d’un serpent.
Un rayon de soleil réussit enfin à percer les nuages, le premier que Bolitho eût vu en plusieurs jours. Des lunettes n’allaient pas tarder à se montrer.
— Dois-je faire hisser la grand-voile, monsieur ?
— Oui, répondit Sparke, qui jouait avec la poignée de son sabre.
Les matelots se mirent en position de haler sur la drisse et les bras, et la voile resta là à pendouiller, avec sa grande marque rouge. La goélette frémit sous la poussée soudaine, comme un cheval qui prend le mors aux dents.
— Embarcation à tribord, monsieur !
C’était un second doris, identique au premier. Il était peu probable que quiconque parvînt à identifier quelqu’un à bord du Faithful, et la marque rouge était assez superflue : la seule apparition d’une goélette devait suffire. Bolitho se souvenait des contrebandiers qu’il avait connus dans son enfance, des gens qui allaient et venaient au rythme de la marée et qui, en guise de signal, ne recouraient qu’à de pauvres sifflotis.
Et pourtant, il y avait des gens qui savaient pertinemment de quoi il retournait, des hommes qui faisaient la navette entre l’armée de Washington et la flotte toujours croissante de corsaires. C’est eux qui avaient mis au point ce rendez-vous et envoyé un informateur sur les lieux.
Stockdale faisait les cent pas le long du pavois, et il faut bien avouer que le spectacle était impressionnant. Le marin fit un grand geste et deux matelots pointèrent un pierrier sur le canot. Il cria :
— Ne bougez pas, restez à distance !
Moffitt, qui était à côté de lui, mit ses mains en porte-voix :
— Que voulez-vous ?
Le canot roulait lourdement dans la houle, les nageurs essayaient tant bien que mal de se protéger de la pluie.
— C’est le capitaine Tracy ? demanda l’homme qui tenait la barre.
— Possible, fit Stockdale en haussant les épaules.
— Regardez ces imbéciles, fit Sparke, ils ne savent pas sur quel pied danser !
Bolitho se détourna du rivage, il sentait presque toutes les lunettes braquées sur la goélette et qui fouillaient le pont : en détail.
— D’où venez-vous ?
Le canot se rapprochait imperceptiblement.
Moffitt jeta un coup d’œil à Stockdale, qui acquiesça.
— Il y a un bâtiment de guerre anglais au large. Je n’ai pas envie de m’éterniser. C’est pas vrai, les gars, z’avez pas de couilles au cul !
— Ça y est, dit Frowd, ils approchent.
La simple mention d’un bâtiment anglais, l’accent local de Moffitt, tout cela avait eu finalement plus de poids que la grande marque rouge.
Le doris approcha du bord et un marin attrapa la ligne que lui lançait l’un des nageurs.
Stockdale se pencha pour examiner l’embarcation, avant de déclarer sur un ton que Bolitho ne lui avait encore jamais entendu :
— Dites au patron de monter à bord, cela ne me plaît pas du tout.
Et il se tourna vers ses officiers pour quêter un signe d’approbation.
— Gardez-le à l’écart de la pièce de neuf, quoi qu’il arrive, murmura Sparke – puis, avec un signe à Balleine : Allez ouvrir la soute.
L’homme escalada l’échelle de coupée. Il essayait visiblement de se faire une idée, examinait dans le moindre recoin le pont du Faithful. Si les choses tournaient mal, cela se terminerait avec cinq cadavres et un doris.
L’homme qui se tenait à présent sur le pont était un solide gaillard, encore souple en dépit de son âge. Cheveux et barbe grisonnants, il portait des vêtements de coureur des bois.
Il se dirigea directement vers Stockdale.
— Je m’appelle Elias Haskett – et, après avoir marqué une pause : Tiens, vous ne ressemblez pas au Tracy que j’ai connu.
C’était dit sur un ton sans menace, un simple constat.
Moffitt intervint.
— C’est le capitaine Stockdale, il a pris le commandement du Faithful sous les ordres du capitaine Tracy.
Il lui fit un large sourire, le temps de laisser la phrase obtenir son effet.
— Le capitaine Tracy a pris le commandement d’un joli petit brick, comme son frère.
Elias Haskett eut l’air de se satisfaire de l’explication.
— Nous vous attendions, mais ce n’est pas facile. Les habits rouges poussent des reconnaissances dans toute la région et le bâtiment dont vous parlez rôde dans les parages depuis des semaines.
Il jeta un rapide coup d’œil à ceux qui l’environnaient, s’arrêtant particulièrement sur Sparke.
— La plupart des marins sont nouveaux à bord, continua Moffitt, des déserteurs anglais pour la plupart. Vous savez comment ça se passe.
— Oui, je sais.
Haskett restait parfaitement professionnel.
— Vous avez une bonne cargaison pour nous ?
Balleine, aidé de matelots, avait enlevé les panneaux d’accès à la soute, et Haskett descendit voir la marchandise.
Les marins changèrent de dispositif, suivant ce qu’on leur avait appris. Le premier acte était joué, apparemment. Rowhurst, le canonnier, s’approcha l’air de rien de Haskett, la main posée sur son poignard. Un seul signe d’alarme et Haskett serait mort avant d’avoir seulement touché le pont.
Dissimulé derrière l’épaule d’un marin, Bolitho essayait de ne pas penser aux fusiliers cachés dans un faux compartiment construit à la hâte avec deux ou trois bouts de planche. Du pont, on pouvait croire que la soute était remplie à ras bord de gargousses de poudre. En fait, il n’y en avait qu’une seule couche, et seules deux gargousses étaient pleines. Il suffisait d’un fusilier qui se mette à renifler et tout serait cuit.
Moffitt commença à descendre.
— Bonne prise, vous savez : nous nous sommes emparés de deux bâtiments du convoi. Nous avons pris des mousquets, des baïonnettes, ainsi que mille charges de neuf-livres.
Bolitho essayait désespérément de déglutir. Moffitt était absolument parfait : il ne jouait pas un rôle, il était réellement dans la peau d’un maître d’équipage corsaire, en homme qui sait de quoi il retourne.
— Je vais faire envoyer le signal, fit Haskett à Stockdale, les canots sont cachés un peu plus loin.
Et il lui désigna vaguement un bouquet d’arbres dont la ramure débordait au-dessus de la côte. On ne savait pas trop s’il s’agissait d’un bosquet ou bien de l’entrée de quelque baie secrète.
— Et qu’est devenu le cotre anglais ? demanda Moffitt.
— Il lui faudra bien une demi-journée pour revenir ici. J’ai placé des guetteurs, je serai prévenu dès qu’il arrivera.
Haskett se pencha pour prendre une petite flamme rouge qu’il envoya en tête de mât. Visiblement, et en dépit de son accoutrement, les choses de la mer lui étaient familières.
Un marin fit un signe à Bolitho, qui réussit à distinguer un arbre détaché de la côte. Il comprit enfin qu’il s’agissait d’un petit cotre aux formes assez arrondies dont tout le gréement était recouvert de branchages. Sa longue coque était propulsée par de longues rames. Et il y en avait un second, absolument identique. Il s’agissait apparemment de constructions hollandaises, qu’ils avaient probablement prises aux Antilles ou fabriquées eux-mêmes pour les armer en pêche et au cabotage.
Il savait que Sparke s’attendait à trouver un seul bâtiment, ou quelques unités plus légères, peut-être même à avirons. Chacun de ces deux cotres était aussi gros que le Faithful et construit comme un bélier.
Moffitt avait vu, lui aussi. Il s’adressa à Haskett :
— Un seul suffira, chacun pourrait emporter l’arsenal du roi.
— C’est exact, répondit Haskett, mais nous avons encore de la besogne après ça. Nous partons pour le sud, vers la Chesapeake. Nos gars ont capturé un brick anglais il y a une semaine, il est bourré de munitions. Il s’est échoué, mais plein de mousquets et de poudre. Nous allons transférer la cargaison dans l’un des deux cotres, et on en aura assez pour ravitailler toute une armée !
Bolitho se détourna, incapable de soutenir le regard de Sparke. Il lisait littéralement dans ses pensées et voyait déjà le plan qu’il mijotait dans sa tête. Avec le sloop trop loin pour pouvoir intervenir, l’affaire était gagnée et Sparke en retirerait tout le bénéfice.
Ce qui se passa ensuite constitua pour toujours l’un des pires souvenirs de Bolitho : les deux cotres manœuvraient lentement, avec leur silhouette bizarre. Leur étrange forme de galère leur permettait de porter chacun trente ou quarante hommes. Des marins, mais surtout des gens de la milice locale, ou des éclaireurs de Washington.
La flamme rouge s’agitait mollement en tête de mât, et le premier cotre entra lentement dans le courant. Encore une poignée de malheureuses petites minutes, et il n’aurait plus le temps d’établir sa voilure.
— Restez ici, murmura Moffitt.
S’il était nerveux, il n’en montrait eu tout cas rien.
— Bien, monsieur ! répondit un marin.
Bolitho fut saisi d’un tremblement : il fallait s’y attendre, quelqu’un avait oublié son rôle. La réponse du matelot ne ressemblait ni à celle d’un déserteur ni à celle d’un corsaire.
— Salopards ! hurla Haskett en se retournant brusquement.
Un coup de feu les pétrifia tous. Des voix dans le doris, les criaillements d’oiseaux de mer effarouchés. L’étranger s’effondra sur la lisse, crachant du sang par la bouche, les mains crispées sur le ventre.
Sparke baissa son arme et cria :
— Les pierriers, ouvrez le feu !
Les quatre pierriers bondirent dans leurs fourches, balayant de mitraille le cotre le plus proche. Les hommes de Rowhurst arrachèrent la bâche qui recouvrait le neuf-livres et se ruèrent sur les anspects.
Quelques coups de feu jaillirent du cotre, mais cette attaque inattendue avait eu exactement l’effet espéré. Les charges de cartouches avaient balayé le pont qui n’était plus que carnage. Le cotre était à la dérive, les hommes de Rowhurst étaient parés près des six-livres chargés à mitraille, mèche allumée.
— Feu dès que vous êtes parés ! cria Bolitho.
Il leva son sabre et se précipita au milieu de ses hommes. Une balle passa en miaulant à le toucher, un marin s’effondra en hurlant près du cadavre d’Elias Haskett.
Sparke se saisit du pistolet chargé que lui tendait un matelot.
— J’espère que Rowhurst est aussi bon pour pointer que pour raconter des cochonneries.
Ledit Rowhurst, d’ordinaire assez taciturne, semblait encore sous le choc. Il passait d’un bord à l’autre du neuf-livres, observant le second cotre qui tentait d’envoyer sa grand-voile et un foc. Il avait largué ses rames qui dérivaient comme des ossements, tandis que le camouflage de branchages cédait sous la pression des voiles.
Rowhurst poussa un grand juron : l’un de ses hommes venait de tomber, un grand trou au milieu du front.
— Parés, monsieur ! cria-t-il.
Il attendit que le Faithful se stabilisât une seconde sur son câblot et approcha la mèche de la lumière.
La pièce était chargée à charge double, on avait ajouté des balles pour faire bonne mesure. Le canon recula violemment dans ses palans comme un fauve enragé. Le fracas de l’explosion roulait sans fin sur la mer, sans compter la fumée épaisse qui ajoutait encore à l’horreur. Le mât du cotre s’effondra brusquement, entraînant avec lui un fatras de manœuvres rompues et de toile déchiquetée.
— Rechargez ! En batterie dès que vous êtes parés et feu à volonté !
Depuis le coup de pistolet de Sparke, la sauvagerie se déchaînait. Cela au moins, c’était une chose qu’ils comprenaient, une chose à laquelle on les avait dressés et entraînés tout au long de journées harassantes.
Tandis que les pierriers et les six-livres poursuivaient leur feu nourri sur le premier cotre, l’équipe de Rowhurst tirait à cadence régulière sur le second. Mâts et voiles abattus, il finit par aller s’échouer sur un banc de sable. Au moment où les Anglais saluaient bruyamment cette débâcle, une énorme explosion secoua le navire à l’avant et un gros nuage de fumée s’éleva lentement dans le ciel avant d’être chassé par le vent. Les pièces de bois, détrempées par la pluie, commencèrent par laisser échapper des volutes de vapeur avant de s’embraser. Bientôt, tout le cotre ne fut plus qu’un grand brasier.
Malgré les hurlements et le fracas des départs, Bolitho entendit D’Esterre qui s’écriait :
— Allez, vivement, sergent, sinon il ne nous restera plus rien !
D’Esterre avait les yeux remplis de larmes, effet de la fumée dégagée par le cotre et par la pièce de neuf.
— Par Dieu, celui-là ne va pas nous échapper longtemps !
Le cotre dérivait lentement vers les bossoirs du Faithful, comme un homme ivre. On distinguait du monde à présent sur le pont, mais beaucoup d’hommes étaient immobiles à jamais. Du sang s’écoulait en ruisselant par les dalots, signe éclatant des ravages causés par la mitraille.
— Fusiliers, en avant !
Comme des marionnettes, les hommes s’avancèrent jusqu’à la lisse, et les longs mousquets se dressèrent d’un seul mouvement.
— En joue !
Le sergent attendait calmement, insensible aux balles qui pleuvaient ou venaient se ficher dans la coque.
— Feu !
La salve, soigneusement ajustée, vint faucher les assaillants comme des épis de blé.
Le sergent, toujours sans marquer la moindre émotion, battait la cadence avec sa canne, tandis que les baguettes se levaient d’un même geste, comme à l’exercice.
— En joue ! Feu !
Cette fois, le tir s’égailla passablement : les deux coques venaient de se heurter. Parmi ceux qui attendaient de passer à l’abordage, le couteau en avant, ou tirant sur la pièce de neuf, certains tombèrent tout de même.
— Rendez-vous, nom de Dieu ! hurla Sparke.
— Va au diable, on se retrouvera chez lui !
Même sur le point de mourir, il y en avait encore un qui se permettait de défier Sparke.
Bolitho courut au pavois. Le sergent Shears cria :
— Baïonnette au canon !
Il attendit le signal de D’Esterre qui balança son épée :
— Fusiliers, en avant, marche !
— Demandez-leur de se rendre, monsieur, supplia Bolitho.
— Ils ont eu leur dernière chance, rétorqua Sparke, comme fou ; qu’ils aillent au diable !
Les fusiliers avançaient avec une précision d’automates, épaule contre épaule. Comme un mur vivant, les rouges séparèrent les assaillants en deux groupes, les coupant de leur bâtiment, leur ôtant tout espoir de s’en sortir.
Une silhouette réussit à plonger sous les baïonnettes et courut à l’arrière, un couteau pendu autour du cou comme un talisman.
Bolitho leva son sabre en voyant que l’homme tenait son arme de si curieuse manière. De plus, c’était un enfant.
— Rends-toi !
Mais le garçon continuait. Il poussa un cri de douleur lorsque Bolitho, d’une torsion du poignet, réussit à envoyer le coutelas valdinguer dans les dalots. Le garçon insista, essayant d’agripper le lieutenant. Il sanglotait, les yeux brouillés de larmes et de fureur.
Stockdale lui donna un grand coup sur la tête du plat de son arme, et il s’écroula enfin sans connaissance.
— C’est terminé ! s’exclama Sparke.
Il passa derrière D’Esterre pour examiner calmement les rares survivants. Les autres, tués ou blessés, gisaient un peu partout.
Bolitho essuya son sabre, il avait envie de vomir. Sa vieille blessure le faisait de nouveau souffrir.
Décidément, songea-t-il, les morts n’ont plus aucune dignité. Et peu importe la cause ou même la victoire, cela ne change rien.
— Emparez-vous du cotre, cria Sparke ! Monsieur Libby, vous y allez ! Balleine, mettez tous ces rebelles sous bonne garde !
— Nous avons perdu trois hommes, monsieur, annonça calmement Frowd. Nous avons également deux blessés, mais avec un peu de chance, ils s’en sortiront.
Sparke tendit son pistolet à un marin.
— Bon sang, monsieur Bolitho, regardez donc ce que nous avons réussi à faire !
Bolitho regardait : la carcasse calcinée du second cotre avait presque terminé de brûler, mais fumait encore furieusement au milieu d’un amas d’épaves et de débris divers. La plus grande partie de l’équipage avait péri sous les coups de Rowhurst, les autres, emportés par le courant, étaient en train de se noyer. En général, les marins ne savent même pas nager, songea-t-il amèrement.
Plus près, le long du bord, l’autre cotre offrait un spectacle encore plus affreux : des cadavres, de grandes flaques de sang. L’aspirant Libby était passé à bord avec ses hommes et il voyait son visage tordu de dégoût, désespéré à l’idée des horreurs qu’il allait encore trouver.
— La coque et le gréement sont intacts, reprit Sparke, hein ? Deux prises en l’espace d’une semaine ! Je vous promets que cela va faire beaucoup d’envieux quand nous les ramènerons à Sandy Hook.
Il eut un geste de découragement en apercevant le malheureux Libby :
— Pour l’amour du ciel, monsieur ! Remuez-vous donc un peu et balancez-moi tout ce fatras par-dessus bord ! Je veux être parti d’ici dans moins d’une heure !
— Je vais envoyer quelques fusiliers l’aider, suggéra D’Esterre.
— Eh bien, non, monsieur, vous n’enverrez personne. Ce jeune homme aspire à être lieutenant, et il y aura sans doute des places à prendre dans l’escadre. Je veux qu’il apprenne ce que veut dire porter l’uniforme. Monsieur Frowd, continua-t-il en se retournant, donnez-moi la route à suivre pour la Chesapeake, je noterai la position exacte du brick quand j’aurai le temps.
Le capitaine et le pilote disparurent dans la descente et D’Esterre fit simplement :
— Quelle rancœur chez cet homme !
Les premiers cadavres jetés à la mer dérivaient paresseusement le long du bord.
— Moi qui croyais que vous rêviez de vous battre… laissa-t-il tomber d’un ton désabusé.
D’Esterre le saisit par l’épaule.
— C’est vrai, Dick, j’essaye de faire mon devoir et de tirer le maximum de mes hommes. Mais le jour où vous me verrez me comporter comme le second lieutenant, je vous donne la permission de m’abattre.
Le jeune garçon assommé par Stockdale était debout. Il se frottait la tête et sanglotait en silence. Lorsqu’il aperçut Stockdale, il tenta de se jeter sur lui, mais Moffitt le saisit sans peine et le plaqua contre le pavois.
— Tu sais, lui dit Bolitho, il aurait facilement pu te tuer.
— J’aurais mieux aimé ça ! s’exclama le garçon entre deux sanglots. Les Anglais ont tué mon père lorsqu’ils ont brûlé Norfolk, et j’ai juré de le venger !
— Et les tiens, répondit brutalement Moffitt, les tiens ont passé mon plus jeune frère aux plumes et au goudron ! Il en est resté aveugle ! Alors maintenant, conclut-il en lui donnant un coup de coude dans les côtes, nous sommes quittes !
— Non, corrigea Bolitho, nous sommes adversaires – et à Moffitt : J’ignorais ce qui était arrivé à votre frère.
Moffitt, tout tremblant après cette scène, ajouta :
— Oh, monsieur, il y a pire, bien pire encore !
Frowd, qui venait de remonter sur le pont, passa près du prisonnier sans lui jeter un regard.
— J’espérais que nous en resterions là pour aujourd’hui, monsieur, au moins pour l’instant !
Il leva les yeux pour observer la flamme, puis entreprit d’examiner le cotre. Les hommes lavaient le pont à grande eau pour effacer les taches de sang sur le bois, qui avait souffert de la mitraille.
— Je vois, il s’appelle le Thrush – il l’observait d’un œil professionnel –, construction hollandaise, manœuvrant et bien capable d’en remontrer au près, même à nous.
L’aspirant Weston, aussi rouge que ses cheveux, apparut à son tour. Il avait crié comme un forcené pendant tout l’engagement, mais s’était prudemment retiré lorsque les insurgents avaient fait leur tentative désespérée.
— J’aurais préféré que ce sloop vienne avec nous, continua Frowd – il semblait inquiet : Mr. Sparke a repéré la petit anse où ils ont caché le brick, je ne la connais pas trop bien.
— Et comment a-t-il fait pour obtenir ce renseignement ?
Frowd s’approcha de la lisse et cracha dans l’eau.
— L’argent, monsieur. Quand on paye ce qu’il faut, on trouve toujours quelqu’un de prêt à trahir.
Bolitho se sentit soulagé : il avait craint un instant que Sparke, tellement enragé à couronner son succès, ne se fût laissé aller à utiliser d’autres méthodes plus musclées. Quand il avait abattu Elias Haskett, son visage était vraiment inhumain. Mais il n’avait pas fini de rencontrer d’autres Sparke.
Les deux bâtiments finirent par appareiller de conserve. Le vent était bien établi, ils se faufilèrent entre les bancs et les récifs. Dans le lointain, l’autre cotre continuait de fumer, témoignage lugubre de ce qui venait de se passer.
Il leur fallut d’abord se forcer un chemin entre les débris calcinés, les cadavres à la dérive, puis les deux bâtiments prirent enfin le chemin de la haute mer.
Sparke monta sur le pont au cours de la manœuvre. Il observa un instant sur le Thrush l’aspirant Libby, efficacement secondé par Balleine et une poignée de marins.
— Faites hisser nos couleurs, monsieur Bolitho, et veillez à ce que Mr. Libby en fasse autant.
Un peu plus tard, tribord amure, ils gagnèrent l’eau profonde. Ce n’était pas la première fois qu’il avait ce sentiment, mais Bolitho était bien content de quitter la terre.
Du point de rendez-vous où ils avaient remporté cette sanglante victoire à la petite anse au nord du cap Charles, à l’entrée de la baie de la Chesapeake, ils avaient une centaine de milles à parcourir.
Sparke avait espéré que le vent adonnerait, mais ce fut tout le contraire. Les deux bâtiments parvenaient encore à rester de conserve, mais les bords étaient plus longs, il fallait faire quatre milles pour progresser d’un seul.
Chaque fois qu’il montait, Sparke ne laissait paraître ni appréhension ni nervosité particulière. Il commençait toujours par observer le Thrush, puis la flamme. Bolitho avait surpris un fusilier qui murmurait à l’un de ses camarades : « Il s’est nommé lui-même amiral de sa propre escadre. »
Avec ce temps et des occupations incessantes, Bolitho n’avait plus le loisir de ruminer ses pensées moroses. D’une certaine manière, il fallait reconnaître que c’était un succès : une prise, un navire détruit, la plupart des ennemis tués ou mis en déroute. De toute façon, si le sort en avait décidé autrement, il n’était pas sûr que l’ennemi aurait montré plus de mansuétude à leur égard. Si les deux cotres avaient réussi à les aborder, Sparke aurait perdu la bataille sans que le neuf-livres eût rien pu faire pour rétablir l’équilibre.
Il leur fallut trois jours pour parvenir à l’endroit où se cachait – peut-être – le brick. La côte découpée qui se poursuivait au sud vers l’entrée de la baie de la Chesapeake était particulièrement traîtresse, pire encore que celle qu’ils laissaient derrière eux. De nombreux caboteurs et même de grands vaisseaux avaient souffert en cherchant la passe étroite. Mais une fois qu’on l’avait embouquée, on y trouvait de quoi loger toute une flotte. Découvrir l’entrée était une autre paire de manches, comme Bunce l’avait justement fait remarquer à maintes reprises.
Une fois encore, Moffitt, l’air toujours aussi lugubre, s’offrit pour descendre seul à terre et explorer les environs.
Une fois les deux bâtiments mouillés et les gardes doublées pour parer à toute attaque, l’embarcation du Faithful était donc allée le déposer sur le rivage.
Bolitho se disait qu’il y avait une chance sur deux de ne jamais revoir Moffitt : il en avait déjà fait assez, on aurait pu comprendre qu’il eût envie de retrouver sa famille.
Mais non, cinq heures après, alors que l’embarcation l’attendait un peu au large, Moffitt fit son apparition. Tout excité par les nouvelles qu’il rapportait, il se lança dans les vagues, tant il avait hâte de rentrer à bord.
Il ne s’agissait pas d’un renseignement fallacieux : le brick était bien là, échoué à l’intérieur de l’anse, exactement comme l’informateur de Sparke l’avait dit. Moffitt avait même réussi à lire son nom, le Minstrel. À son avis, le brick était trop gravement endommagé pour qu’on pût envisager la moindre opération de renflouement, même avec des hommes entraînés.
Il avait également aperçu des lanternes et avait failli se cogner contre une sentinelle endormie.
— Je ferai en sorte que vous soyez justement récompensé, Moffitt, lui dit Sparke – il était presque ému : C’est le genre de courage qui fait notre force.
Après avoir ordonné qu’on lui servît une bonne ration de brandy ou de rhum, ou même les deux, Sparke rassembla les officiers et les officiers mariniers supérieurs. Il y avait juste de quoi caser tout ce monde dans la chambre de la goélette, mais ils n’avaient guère eu le temps de s’attarder sur l’inconfort des lieux quand Sparke leur déclara :
— On attaque demain à l’aube, avec notre embarcation et celle du Thrush. Attaque surprise aux premières lueurs, vu ? Monsieur D’Esterre, vous débarquerez dans l’obscurité avec votre détachement et vous vous mettrez à couvert au-dessus de la crique. Vous resterez là pour protéger notre flanc et nous couvrir si nous devons battre en retraite.
Sparke se pencha sur le croquis grossier qui avait été dessiné avec l’aide de Moffitt.
— Je prendrai naturellement le commandement de la première embarcation – il se tourna vers Bolitho : Vous prendrez le commandement du Thrush et vous le conduirez à la crique pour transférer la cargaison, une fois que j’aurai éliminé les résistances. Les fusiliers descendront à ce moment-là et viendront nous épauler. Eh bien ? conclut-il en claquant des mains.
— Si cela est possible, dit D’Esterre, j’aimerais partir tout de suite.
— D’accord, j’aurai besoin des embarcations le plus tôt possible.
Et s’adressant à Bolitho :
— Vous vouliez dire quelque chose ?
— Nous venons de faire cent milles en trois jours, monsieur, et il nous faut encore attendre l’aube. Je me demande si nous pouvons toujours compter sur l’effet de surprise.
— Vous n’allez pas devenir comme Mr. Frowd, non ? Vraiment, vous me faites penser à Jérémie.
Bolitho ne répondit pas. Il ne servait à rien de discuter et, de toute manière, les fusiliers seraient là pour les couvrir s’il s’agissait d’un piège.
— Bien, on marche comme ça, conclut Sparke. Parfait. Mr. Frowd prendra le commandement en notre absence et, avec notre neuf-livres, je crois qu’un assaillant assez fou pour attaquer ne serait pas à la fête, non ?
L’aspirant Weston s’humectait les lèvres, son visage luisait de sueur.
— Et moi, monsieur, que vais-je faire ?
Sparke eut un mince sourire.
— Vous assisterez le quatrième lieutenant, faites ce qu’il vous dira et vous aurez au moins des chances d’apprendre quelque chose. Mais si vous ne faites pas ce qu’il vous ordonne, vous serez mort avant d’avoir eu le temps de vous goinfrer une dernière fois !
Tout le monde remonta sur le pont. Quelques étoiles brillaient faiblement, comme pour leur souhaiter la bienvenue.
— Je suis prêt, monsieur, annonça Moffitt au capitaine D’Esterre, je vous indiquerai le chemin.
— Vous avez ma bénédiction.
Les deux canots, déjà remplis de fusiliers, allaient faire des allées et venues incessantes. Il ne leur restait plus que le doris, que quelqu’un avait heureusement songé à amarrer au cours de l’engagement.
Stockdale était accoudé à la poupe, son pantalon flottait comme une voile.
— Je suis bien content d’apprendre que vous n’y allez pas ce coup-ci, monsieur.
— Mais pourquoi dites-vous cela ? lui demanda Bolitho en se raidissant soudain.
— Une impression, monsieur, juste une impression. Je me sentirai mieux quand nous serons sortis d’ici. Vivement qu’on retrouve la vraie marine !
Les embarcations poussaient, on distinguait seulement les baudriers blancs des fusiliers qui se détachaient sur l’eau noire.
Le problème, avec Stockdale, c’est que ses « impressions », comme il disait, se transformaient beaucoup trop souvent en faits bien réels.
Bolitho arpentait nerveusement la dunette du Thrush. Pourtant, tout était calme, les deux bâtiments subissaient la longue attente sans qu’ils pussent rien faire.
Le vent soufflait toujours de la même direction, avec une tendance à faiblir. L’air se réchauffait doucement et des rayons de soleil parvenaient même à percer les nuages.
Bolitho pointa sa lunette sur la colline la plus proche. Il apercevait deux taches rouges, des fusiliers qui dépassaient à peine l’étrange végétation des lieux. Les hommes de D’Esterre avaient atteint leur position, les sentinelles étaient en place. Les fusiliers devaient avoir la vue sur la crique, encore que du pont du Thrush on vît si peu que rien : des arbres tombés près de la passe, des tourbillons de courant autour de rochers épars.
Il entendait les hommes de l’aspirant Weston occupés à trier les rames encore récupérables à bord. Weston pestait chaque fois qu’il retrouvait quelque objet resté inaperçu de Libby.
Stockdale s’approcha de lui, le visage passé au charbon.
— Doivent être sur les lieux, monsieur, mais j’ai rien entendu, pas un coup de feu, rien.
Bolitho était bien du même avis. Cette pensée l’obsédait, le vent tombait, tout mouvement allait devenir difficile en cas de nécessité. Il faudrait se déplacer à la rame et, en attendant, plus les choses duraient, plus ils couraient le risque de tomber dans une embuscade.
Il maudissait l’impulsivité de Sparke, sa volonté aveugle de tirer le maximum de bénéfice pour lui-même. Une frégate pouvait très bien arriver à n’importe quel moment, et il leur faudrait alors partager leurs prises.
— Prenez le doris, finit-il par décider, j’ai envie d’aller faire un petit tour sur la plage – il lui désigna les deux taches rouges dans la colline : Nous serons en sûreté.
L’aspirant Weston arpentait le pont, donnant de-ci de-là quelques coups de pieds négligents dans des éclats de bois.
— Prenez le commandement, lui ordonna Bolitho – il pouvait presque palper sa crainte soudaine : Je resterai à vue.
Stockdale et deux matelots embarquaient dans le doris, contents d’avoir enfin n’importe quoi à faire pour tromper l’attente. Ou peut-être étaient-ils soulagés de laisser derrière eux les lieux de ce carnage.
Bolitho prit pied sur la plage, qui était à peine plus grande que le canot. Cela faisait du bien : les senteurs, les cris d’oiseaux, les vagues qui vous caressaient de leur murmure comme un baume.
— Regardez, monsieur, s’exclama un marin, l’embarcation de Mr. Libby !
Bolitho aperçut la tête et les épaules de l’aspirant avant même de percevoir le bruit des avirons.
— Venez par ici !
Libby agita son chapeau et se mit à rire, visiblement soulagé.
— Le second lieutenant désire que vous ameniez le cotre, monsieur, il n’y a pas signe de vie dans le coin, et Mr. Sparke pense qu’ils se sont enfuis en voyant les embarcations !
— Que fait-il en ce moment ? demanda Bolitho.
— Il s’apprête à monter à bord du brick, monsieur. Un joli petit bâtiment, mais sérieusement amoché.
Sparke voulait probablement s’assurer qu’il n’était vraiment pas possible de le renflouer pour ajouter cette prise à sa modeste flottille.
Il y eut des bruits de pas sur le flanc de la colline : c’était Moffitt, suivi par un fusilier. Les deux hommes trébuchaient et glissaient dans le sentier.
— Alors, que se passe-t-il, Moffitt ?
L’homme paraissait angoissé.
— Monsieur ! – les mots n’arrivaient pas à sortir : Nous avons essayé de les prévenir, mais Mr. Sparke ne nous a pas vus ! – il faisait de grands gestes désordonnés : Ces salauds ont laissé une mèche lente, je vois la fumée ! Ils vont faire sauter le brick ! Ils nous attendaient, c’est sûr !
Libby était atterré.
— Aux avirons, nous retournons là-bas !
Bolitho dut courir dans l’eau pour l’arrêter, mais n’en eut pas le temps : un sourd grondement puis une énorme explosion…
Les marins se courbèrent instinctivement, des débris volaient dans tous les sens, morceaux de gréement, éclats de bois qui tombèrent à l’eau dans des gerbes d’embruns.
Puis ils virent la fumée qui emplissait le ciel, à en voiler le soleil.
Bolitho se rua vers le doris, les oreilles et le cerveau encore endoloris par la déflagration. Les fusiliers dévalaient la pente et attendirent sur la plage que les hommes de Libby eussent suffisamment récupéré pour approcher l’embarcation.
Bolitho était obnubilé par une seule chose : la tête de Sparke lorsqu’il leur avait expliqué son plan. L’importance du courage. Cela ne lui avait pas suffi, à lui.
D’Esterre, son sergent, ainsi que deux fusiliers, couraient vers lui.
Il entendait encore la voix acide de Sparke. Il le revoyait sur la goélette dans le feu de la bataille : ils nous regardent, nous réserverons nos regrets pour plus tard.
Voilà une phrase qui pouvait bien lui tenir lieu d’épitaphe.
Mais Bolitho se ressaisit.
— Ramenez les fusiliers à bord, le plus vite possible – l’air sentait le brûlé, le goudron chaud : Nous rentrons à bord.
D’Esterre le regardait d’un air bizarre.
— Quelques minutes de mieux, et ç’aurait pu être le canot de Libby. Ou même le vôtre.
— Nous n’avons guère de temps devant nous, répondit Bolitho. Allons-y.
D’Esterre laissa la dernière escouade de fusiliers se mettre en rang pour accueillir le canot, puis il aperçut Bolitho et Stockdale qui montaient à bord du Faithful, et Frowd qui se précipitait au-devant d’eux.
Mais D’Esterre avait participé à trop de combats pour se laisser abattre longtemps. Cette fois-ci, pourtant, les choses étaient différentes : il revit Bolitho, soudain tout pâle malgré ses cheveux noirs, cette mèche au-dessus de l’œil. Un homme visiblement décidé, luttant pour contrôler son émotion.
Il était peut-être moins ancien que lui, mais D’Esterre avait compris immédiatement qu’il avait désormais affaire à un autre homme : son supérieur.